Périodes sensibles dans le développement psychologique de l'enfant et pertinence de l'approche ludique dans la prévention du tabagisme

Marguerite Yourcenar a dit des écrivains, même sérieux, qui parlent de l'enfance : "... ils font un effort énorme pour se mettre à la place de ce qu'ils imaginent être un enfant. Tout cela est trop systématique, trop proche de nos conventions à nous." Sans pouvoir totalement éviter ce travers, et tout en restant dans un discours d'adulte -mais de psychologues et non d'écrivains- nous allons nous efforcer de mieux cerner quelques aspects du développement psychologique de l'enfant nous permettant d'évaluer, pour la période correspondant à l'école primaire, l'intérêt et la pertinence de l'approche préventive proposée aujourd'hui par la Ligue Vie et Santé.

Que faut-il retenir, pour l'objectif qui est nôtre, des approches multiples et parfois non congruentes des principaux psychologues de l'enfance ? Le premier constat, c'est que l'enfant ne se développe pas de manière régulière et dans tous les domaines en même temps, mais par étapes successives et séparées par des paliers. Chacun de ces stades correspond à des acquisitions spécifiques qui ne peuvent être anticipées mais qui, non plus, ne sauraient, sans dommages graves, être retardées. Il y a un temps pour tout, et un âge pour apprendre à marcher, à parler, à être propre, à se socialiser, etc. En matière de prévention aussi, il convient de ne pas rater la période sensible.

Des travaux de Sigmund Freud, rappelons-nous qu'après le tournant de l'Oedipe, l'enfant entre dans la période dite de latence. De manière relative il est vrai, la perturbation émotionnelle et les intérêts sexuels de l'enfant passent au second plan. Alors que la poussée pulsionnelle diminue, son moi se développe. Son surmoi, c'est-à-dire l'instance interne de contrôle et d'inhibition, se renforce. C'est ce phénomène de latence, disons en gros entre 5 ans et le début de la préadolescence, qui va rendre fructueux la scolarité, les acquisitions intellectuelles qui la caractérisent et le développement d'une réelle socialisation.

Pour Jean Piaget, après un stade de développement de ses facultés sensorielles et motrices, l'enfant va construire une véritable intelligence marquée par des capacités opératoires, c'est-à-dire capable d'actions intériorisées. Certes, cette intelligence n'est pas encore formelle, théorique, philosophique, mais elle est déjà maîtrise des notions de conservation, d'inversion, de classification par catégories, et, à l'intérieur d'une catégorie, d'ordonnance par grandeurs croissantes ou décroissantes, etc. Bref, l'enfant a toutes les bases pour se préparer au monde des idées, des valeurs et des comportements.

Henri Wallon désigne cette période par le terme de stade catégoriel. A l'intelligence syncrétiste, globalisante, tournée vers lui-même du jeune enfant, fait suite un mouvement inverse, centrifuge, une capacité d'attention aux choses et aux êtres environnants. C'est l'âge des relations sociales (camaraderie), de l'intégration des notions de discipline, de responsabilité.

Dans les huit stades du cycle de la vie selon Erik Erikson, le quatrième couvre les années de l'école primaire. Si, à ce moment, l'enfant est valorisé dans ce qu'il entreprend ou dans les habiletés qu'il développe, il acquiert un sentiment de compétence. Au lieu d'éprouver un sentiment d'infériorité, thèse que n'aurait pas désavoué Alfred Adler, il construit, par ses choix consolidés entre infériorité ou travail, une couche importante de son développement psychosocial.

D'Arnold Gesell nous ne retiendrons, pour cette période, que les notions d'expansion, d'extériorisation qui, après un stade de conformisme, permet à l'enfant d'exprimer ses motivations personnelles et d'entrer dans le processus d'autodétermination.

Ces analyses, que nous pourrions multiplier, convergent, et confirment, me semble-t-il, malgré le caractère schématique de notre propos, le bien-fondé des apprentissages fondamentaux entre 7 et 11 ans. Ces acquisitions sont de deux types. D'une part, il y a les apprentissages instrumentaux correspondant aux savoirs et aux savoir-faire de toutes sortes qu'implique la vie en société, initiations intellectuelles de base sur la langue, le calcul et les autres disciplines scolaires, conduites éducatives en général, de sécurité, d'hygiène, habiletés techniques, etc. D'autre part, il y a les transformations intérieures, plus importantes encore, parce qu'elles touchent aux manières d'être face à la vie, au savoir-être : savoir ce que l'on fait et pourquoi on le fait, par une intelligence et une motivation dont on soit fier et qui tendent à accroître le sentiment de compétence, de liberté, de maîtrise.

Développement du moi et du surmoi, acquisitions intellectuelles et capacités opératoires, intégration de la discipline et de la responsabilité dans une faculté grandissante d'attention, besoin de motivation personnelle et d'autodétermination dans un sentiment de compétence croissante et de début d'appartenance à un groupe, la tranche d'âge qui nous occupe aujourd'hui répond à tous les critères d'une période adéquate et propice à l'acquisition globale de ces comportements fondamentaux. Après cette maturité de l'enfance, l'être humain entre dans les turbulences potentielles de l'adolescence, dont les compétences, les fragilités, les valeurs, et donc les tâches, sont autres.

La prévention du tabagisme me paraît être, du fait de la complexité du comportement tabagique, un test difficile mais presque parfait. En effet, outre sa dimension pharmacologique, l'acquisition d'un comportement personnel non tabagique met en jeu une formidable compétition entre deux modèles de vie. Pour résister à l'attrait de ce qui reste encore un signe extérieur d'émancipation, d'appartenance "aux grands", il faut à l'enfant une forte motivation. La seule information ne suffit pas. La convergence des processus psychologiques qui se mettent en place à cet âge donne la chance d'une prévention solide si elle est complète et bien faite.

Quel est l'intérêt de l'approche ludique dans cette prévention ? Après avoir essayé de montrer, à partir de l'analyse psychologique de cette période de l'enfance, la pertinence de l'effort de prévention tabagique, concluons en dégageant, sur le même fondement, la pertinence du choix ludique sous la forme de marionnettes.

L'enfant reste un enfant et le jeu est son royaume. En plus des informations, que jeu faisant, il peut y glaner (de la notion de règles, individuelles ou collectives qu'il va assimiler, des instruments qu'il va forger) le jeu et le jouet, comme la poupée ou la marionnette, sont prioritairement le support du symbole et de l'imaginaire. Il y trouve la fantaisie et le merveilleux dont il a besoin. La marionnette est un objet transitionnel auquel il peut s'attacher, qui va lui permettre de vivre et d'anticiper son existence. Elle est donc un appoint précieux aux autres types de prévention. Elle peut être le véhicule d'une action préventive globale, apportant un mélange complexe de sensibilisation, d'information, de mise en situation, d'identification, de motivation et de mémorisation. "Le jeu, a écrit E. Erikson, est la voie royale pour comprendre les efforts du moi de l'enfant vers la synthèse." La marionnette est fictive, certes, mais pas virtuelle. Elle fait partie du monde concret et se distingue (mais pour combien de temps encore ?) du cyberespace.

Marie, Tim et leurs amis, les marionnettes de la Ligue Vie et Santé, en affrontant pour nous et avec nous, pour nos enfants et avec eux, le vilain Joe La Clope, remplissent une fonction de sagesse dont les chercheurs anglo-saxons et canadiens sont en train de redécouvrir l'importance humaine et sociale, celle de mentor. Pour prévenir et affronter les périls de l'odyssée de l'espace respiratoire, nos jeunes Télémaques de cette fin de deuxième millénaire en ont bien besoin !